La "BFMisation" n'épargne personne


Ni les confrères, ni le monde économique et social, ni l'univers politique

“Mieux vaut une connerie d’avance qu’une information de retard.” Drôle de formule. Pour le journaliste Hubert Huertas, elle est malheureusement la norme de la grande fabrique de l’info, en particulier en télévision. L’ancien patron du service politique de France Culture, aujourd’hui à Médiapart, appelle ça “l’effet BFM”. Il en a même fait un essai*, paru chez UPPR. Il ne s’agit nullement d’un livre à charge contre BFM TV. Pour l’auteur, la chaîne qui fêtera ses 10 ans en novembre prochain est simplement l’incarnation d’un principe irrésistible : “l’information est devenue un spectacle en temps réel. Être partout, tout de suite, plus vite que les autres”. Voilà la nouvelle règle du jeu des médias. La “BFMisation” – autre néologisme – n’épargne personne.
“l’information est devenue un spectacle en temps réel. Être partout, tout de suite, plus vite que les autres”
La concurrence et les “confrères” d’abord, mais aussi le monde économique et social et, bien entendu, l’univers politique. “L’effet BFM ne raconte pas seulement la société, il la modèle, il la transforme”, estime Hubert Huertas. Danger.

Des histoires, même quand il n’y en a pas

La BFMisation amplifie des égarements qui ne sont pas nouveaux : effets de concurrence, d’exagération, de bidonnage. Première victime du phénomène, le téléspectateur. Sur les chaînes d’info, il y a toujours des histoires, même quand il n’y a pas d’histoire. Il faut bien occuper le temps d’antenne disponible, alors certaines informations sont amplifiées, “des bulles informatives voient le jour. Il n’y a pas d’événements nouveaux chaque seconde. C’est de la publicité mensongère”, écrit Hubert Huertas.

Deuxième écueil : les médias sont engloutis sous l’info-spectacle. Pour conserver du rythme et de la tension à l’antenne, les chaînes courent après les images les plus brûlantes du moment. La dictature du scoop, en somme. “Quand l’actu a du talent, pas de problème, mais quid des jours de petite actualité ?” s’interroge Hubert Huertas. Les chaînes d’information ont leurs trucs et astuces pour tromper la monotonie. Par exemple, pour donner une impression de nouveauté et de renouvellement, les rédactions multiplient les “plateaux extérieurs”. Un reporter est envoyé quelque part. Il récite mot pour mot ce qu’il pourrait dire en studio, mais depuis “le terrain”. Cet ancrage est censé donner du corps au propos. Autre ficelle, celle des éditions spéciales.

“Il faut bien occuper le temps d’antenne disponible, alors certaines informations sont amplifiées”
Soudain, le monde s’arrête et la chaîne se consacre à un seul événement. Bien pratique pour faire grimper l’audimat. En cas de modeste information, il sera dopé aux expertises et commentaires des “bons clients” se succédant en plateau pour donner leur avis sur des images diffusées en boucle.

Le panurgisme des médias s’est amplifié. Tous les acteurs de l’info sont affectés par cette accélération. “L’annonce de la mort de Martin Bouygues par l’AFP est symptomatique du phénomène. Voilà une information parfaite pour l’effet BFM. Elle est reprise les yeux fermés par toute la presse, le web, les réseaux sociaux. On était à deux doigts d’une ‘édition spéciale’ ”, s’amuse l’auteur.

Les politiques BFM

Dernière conséquence et non des moindres : “les éditeurs BFM produisent des politiques BFM. Leur action politique consiste à passer à l’antenne, c’est-à-dire à se donner en spectacle quotidiennement. 

Cette stratégie porte un nom : le storytelling”. Elle est entretenue par les télévisions tout le temps allumées sur les chaînes d’information continue dans les sphères du pouvoir. “Le pouvoir politique est pris au piège. Soit il se soumet au court-termiste de l’information en continu, soit il n’existe pas.

 Le temps long a disparu, c’est très dangereux”, ajoute-t-il. Le constat est peu ou prou le même pour les entreprises, les organisations syndicales, les divers groupes catégoriels, d’intérêt et de pression.

“les éditeurs BFM produisent des politiques BFM. Leur action politique consiste à passer à l’antenne, c’est-à-dire à se donner en spectacle quotidiennement. Cette stratégie porte un nom : le storytelling”
Les communicants, les militants et les lobbys ont de la ressource. Nourrir l’effet BFM, c’est s’emparer de son pouvoir. Certains l’ont bien compris. BFM et ses jumelles font de l’info low-cost. 

Tenir 24 heures d’antenne avec moins d’une centaine de journalistes est impossible. Les rédactions n’ont pas les moyens de nager à contre-courant de la vague de l’infotainment. Le média canal de liberté peut ainsi se transformer en canal de propagande. Au risque de débattre avec Léonarda ou échanger avec les frères Kouachi.

La punition de l’audimat

Comment sortir l’information de cette tenaille entre le temps réel et le spectacle ? Un brin fataliste, Hubert Huertas sait que le changement ne viendra pas des journalistes, des rédactions et des médias. 

“N’importe quel reporter normalement constitué cherche l’adrénaline. Plus c’est chaud, plus c’est dangereux, plus c’est excitant. Il n’y a aucune raison que cela s’arrête.” En revanche, il imagine deux antidotes : “la lassitude du public, et la régulation de l’information par le public lui-même”.

“N’importe quel reporter normalement constitué cherche l’adrénaline. Plus c’est chaud, plus c’est dangereux, plus c’est excitant. Il n’y a aucune raison que cela s’arrête”

La répétition des éditions spéciales et du tout-info où la grande actualité se mêle vulgairement aux petits commérages peut en effet lasser un public de plus en plus avisé en matière d’information. La montée en audience de supports d’analyse et de temps long, comme France Culture en radio, mais aussi de nouveaux médias alternatifs nés de l’Internet, sont aussi des voies d’évolution. Au final, les médias BFM ne seront punis que par l’audimat.

*Hubert Huertas, «L'effet BFM en 40 pages», Uppr Editions 2015



Par Edouard Laugier  

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