Une CIA privée pour doubler la CIA ?


Un article très dense de The Intercept lance une nouvelle fusée dans “D.C.-la-folle”

Cette fois, dans l’article de The Intercept, qui cite de nombreuses sources anonymes comme c’est la coutume dans ce milieu, on parle d’un projet de création d’une sorte de “CIA privée”. Cette initiative travaillerait directement pour Trump, mais aussi pour le directeur de la CIA Mike Pompeo, puisqu’il apparaît que l’Agence, contaminée par divers virus du type-Obama, en fait un peu trop à sa tête et n’informe pas d’une façon très satisfaisante, ni le président ni son directeur.
Le groupe Blackwater, renommé depuis Academi, est impliqué comme fournisseur de cette formule originale.

Nous allons citer ici (notre traduction-adaptation) les passages essentiels, restituant ainsi les deux-tiers/trois-quarts du texte publié le 5 décembre 2017 sur The Intercept, par Matthew Cole et Jeremy Scahill. Ici, on détaille le projet lui-même tel qu’il s’est révélé aux auteurs au travers des diverses sources consultées.

« L’administration Trump examine un ensemble de propositions développées par le fondateur de Blackwater Erik Prince et un officier retraité de la CIA – avec l'aide d’Oliver North, un personnage clé du scandale Iran-Contra - pour fournir au directeur Mike Pompeo et à la Maison Blanche , un réseau d'espionnage privé qui contournerait les agences de renseignement américaines officielles, selon plusieurs responsables du renseignement américains actuels et anciens et d'autres familiers avec les propositions. Les sources affirment que les plans ont été présentés à la Maison-Blanche comme un moyen de contrer ses ennemis de l’“État profond” qui, à l’intérieur de la communauté du renseignement, cherchent à saper la présidence de Donald Trump.

» La création d'un tel programme soulève la possibilité que l’effort serait utilisé pour créer un appareil de renseignement pour soutenir et renforcer l’agenda politique de l'administration Trump.
“Pompeo ne peut pas faire confiance à la bureaucratie de la CIA, nous devons donc créer ce système qui ferait rapport directement à lui”, a déclaré un ancien haut responsable américain des services secrets, qui a a un accès direct à ces propositions, et qui décrit les discussions en cours à la Maison Blanche. “Il s’agit d’un réseau d’action directe, complètement hors des processus habituels”, a déclaré cette personne ; cela signifie que les renseignements collectés ne seraient pas partagés avec le reste de la CIA ou avec la communauté du renseignement. “L’essentiel de la démarche est qu’elle doit faire directement rapport au président et à Pompeo.” »

L’article décrit très succinctement l’organisation qui serait développée et mise en place comme une sorte de “doublon” de la CIA, mais évidemment conduit à en être l’antagoniste. On lit que le colonel North est cité comme “figure idéologique”, lui qui fut la vedette à la fois médiatique et, justement, “idéologique” du scandale dit de l’Irangate, qui secoua l’administration Reagan à partir de 1986. North, qui était affecté au National Security Council et avait organisé les livraisons d’armes aux Contras à partir d’un trafic illégal (ventes d’armes) à l’Iran, s’est toujours justifié de son rôle à partir d’une idéologie ultra-dure de la droite populiste-évangéliste, à l’époque incarnée dans un anticommunisme absolument extrême.

(On verra plus loin qu’il existe une connexion entre North et l’un des deux hommes désignés comme ayant la maîtrise du projet, l’ancien officier de la CIA Maguire. Il a effectué une rotation en Amérique centrale pour l’Agence, au cours de la crise des Contras au Nicaragua, par conséquent avec des liens directs avec North.)

« Oliver North, qui apparaît fréquemment sur le réseau de télévision préféré de Trump, Fox News, a été enrôlé pour aider à l’organisation de cette proposition faite à la Maison-Blanche. Il est la “figure idéologique” qui doit renforcer la crédibilité du projet, a déclaré l'ancien haut responsable du renseignement.

» La proposition porterait sur une véritable armée d’espions sans statut ni couvertures officielles dans plusieurs pays considérés comme des “zones interdites” pour le personnel de renseignement américain actuel, dont par exemple la Corée du Nord et l'Iran. La Maison Blanche a également envisagé la création d'une nouvelle unité d’action directe destinée à capturer des terroristes présumés dans le monde, ainsi qu’une campagne de propagande au Moyen-Orient et en Europe pour combattre l'extrémisme islamique et l'Iran. »

Comme il est logique et normal dans ce genre d’enquête, on trouve des réactions officielles et semi-officielles absolument négatives, de la part de toutes les parties concernées. Cela ne prouve rien, ni dans un sens ni dans l’autre. Cette affaire en est pour l’instant à ses premières manifestations : ou bien, elle disparaîtra complètement dans l’abysse des pistes fausses, faussaires ou faussées c’est selon ; ou bien elle disparaîtra temporairement pour reparaître plus tard ; ou bien elle embrayera sur d’autres révélations et deviendra une véritable sub-crise dans la crise générale de Washington D.C.... On verra.

« “Je ne peux trouver aucune preuve que cela ait jamais été porté à l'attention de quiconque au NSC ou à la [Maison Blanche]”, a écrit Michael N. Anton, porte-parole du Conseil National de Sécurité, dans un courriel. “La Maison Blanche n’accepte pas et n’accepterait pas une telle proposition.” Mais un responsable des services de renseignement américains semble contredire cette affirmation, déclarant que les différentes propositions avaient été présentées à la Maison Blanche avant d'être livrées à la CIA. The Intercept a contacté plusieurs hauts fonctionnaires que ses sources avaient indiqués comme ayant été informées de ces plans par Prince, notamment le vice-président Mike Pence. Son porte-parole a écrit qu'il n'y avait “aucune trace selon laquelle [Prince] aurait jamais informé ou rencontré le vice-président”. North n'a pas répondu à une demande de commentaire.
» Selon deux anciens hauts responsables du renseignement, Pompeo a adopté le plan et fait pression sur la Maison Blanche pour qu'elle l’approuve à son tour. Interrogé pour faire des commentaires, un porte-parole de la CIA a déclaré : “Des gens vous ont fourni des informations extrêmement inexactes pour pouvoir répondre à leurs propres plans de communication”. »

Toute une partie du texte est consacré bien entendu aux deux personnages décrits comme les maîtres d’œuvre du projet, le directeur de Blackwater/Academia Prince et l’ancien officier de la CIA Maguire. On voit dans cette description l’extrême complexité des liens des uns avec les autres, l’enchevêtrement d’organisations, de sociétés, etc., les imbrications des affaires de sécurité nationale (renseignement, armes, etc.) avec les flux d’argent plus ou moins légaux, avec le business des donations et du soutien financier des hommes politiques, c'est-à-dire l'univers de la corruption washingtyonienne (et en plus la proximité de Prince notamment avec non seulement l’administration Trump mais d’une certaine façon les Trump eux-mêmes).

Ce qui est remarquable et tranche nettement avec des affaires du même genre (le Watergate suivait un peu le même schéma, avec la formation d’une équipe secrète [“les plombiers”] au service direct du président, et en partie l’Irangate), c’est l’omniprésence du secteur privé et du milieu des affaires dans un schéma général qui relève absolument de la sécurité nationale, voire du complot dans ce domaine. Partout, la présence du domaine privé, des affaires, etc., et par conséquent la présence corruptrice de l’argent sur une très grande échelle. (Privatisation générale, en effet : un passage de l’article mentionne que Prince et Maguire “ont discuté de la privatisation de la guerre en Afghanistan”...) Il s’agit d’une observation complètement essentielle : la privatisation du domaine de la sécurité nationale, du Pentagone à la CIA et à la NSA, est extrêmement avancé et il y a toutes les chances que son rythme d’avancement soit démultiplié sous la présidence Trump. Cela rend d’autant plus possible cette sorte d’intrigues décrite ici qui, en d’autres temps, aurait relevé de l’exotisme complotiste dans son ampleur et son ambition (Watergate constitue, à côté, une opération d’une très faible ampleur portant sur une équipe de quelques hommes employés à des tâches très spécifiques et assez sommaires.)

« Le fondateur de Blackwater, Erik Prince, et son associé de longue date, le vétéran de la CIA, John R. Maguire, qui travaille actuellement pour l'entreprise de renseignement Amyntor Group, sont au cœur du projet envisagé par la Maison-Blanche. Maguire a également servi avec l'équipe de transition de Trump. Le rôle d'Amyntor a été signalé pour la première fois par BuzzFeed News. [...]
» Prince et Maguire nient qu'ils travaillent ensemble. Ces affirmations, cependant, sont contestées par des fonctionnaires américains actuels et anciens et des donateurs de Trump qui disent que les deux hommes collaboraient.

» Comme pour beaucoup d'arrangements dans le monde des contrats de la CIA et des opérations clandestines, les détails concernant les personnes chargés des divers aspects des programmes envisagés sont fluctuants et dépendent des informateurs qui sont consultés. Un officiel d’Amyntor a déclaré que Prince n'était pas “formellement lié à une proposition de contrat par Amyntor.” Dans un courriel, Prince a écarté l'idée qu'il était impliqué dans ces propositions. Lorsqu'on lui a demandé s'il avait connaissance de ce projet, Prince a répondu : “Je n’étais ni ne suis impliqué en aucune façon dans aucun de ces prétendus projets”.

» L'ancien haut responsable des renseignements ayant une connaissance directe des projets a jugé sans le moindre fondement les dénégations de Prince. “La proposition d’Erik n’avait pas de noms de sociétés sur les diapositives”, a déclaré cette personne, “mais il ne fait aucun doute que Prince et Maguire travaillaient ensemble.”

» Prince et Maguire ont une longue relation professionnelle. Maguire a récemment effectué un stage en tant que consultant auprès de la société de Prince, Frontier Services Group qui est une société de sécurité et de logistique basée à Hong Kong et partiellement contrôlée détenue par le gouvernement chinois. FSG n'a aucun lien connu avec le plan d'espionnage privé.

» Prince a des liens étroits avec l'administration Trump. Sa soeur Betsy DeVos est secrétaire à l'éducation, il a été un donateur majeur de la campagne électorale Trump, et il a conseillé l'équipe de transition sur les nominations au renseignement et à la défense. Prince a également contribué aux campagnes de Pence.

» Maguire a passé plus de deux décennies en tant qu'officier paramilitaire à la CIA, y compris des rotations en Amérique centrale dans le cadre des opérations avec les Contras au Nicaragua. Il a une vaste expérience du Moyen-Orient, où il a aidé à planifier l'invasion de l'Irak en 2003.
» Maguire et Prince se sont rencontrés en septembre avec un haut responsable de la CIA dans un restaurant de Virginie pour discuter de la privatisation de la guerre en Afghanistan. »

A la fin du texte, on trouve quelques détails opérationnels, qui confirment notamment le climat fou qui règne à Washington, particulièrement dans l’administration Trump partagée en fractions adverses où tout le monde surveille et suspecte tout le monde, où le DeepState est là, bien présent, et prétend contrôler Trump, et ne contrôle rien du tout, où partout les restes de l’administration Obama travaillent avec zèle au sabotage de l’administration qui lui succède. On ne s’étonnera pas de grand’chose dans tout cela, les divers détails donnés, – eux-mêmes soumis à l’incertitude de cette sorte de texte, – retrouvent toutes les hypothèses qu’on fait depuis des mois sur l’affrontement entre, disons pour faire simple le DeepState et Trump... On retrouve même Soros, c’est dire !

« [Maguire] a dit qu'il y avait des gens qui ont été nommés à la CIA et dans le gouvernement durant les huit années précédentes, sous l’administration Obama, et qui n’ont pas fourni au président les renseignements dont il avait besoin”, selon une personne qui a été patronné par Maguire, et d’autres personnes d’Amyntor. Pour appuyer sa demande, Maguire a déclaré à au moins à deux personnes que le conseiller à la sécurité nationale H.R. McMaster, en coordination avec un haut responsable de la NSA, avait autorisé la surveillance des membres de Steven Bannon et de la famille Trump, y compris Donald Trump Jr. et Eric Trump. Ajoutant à ces allégations non confirmées, Maguire a déclaré aux donateurs potentiels qu'il avait également des preuves que McMaster a utilisé un téléphone aveuglé pour envoyer des informations recueillies par le biais de la surveillance à un établissement à Chypre appartenant à George Soros.

» Les employés d'Amyntor ont emmené des donateurs potentiels dans une suite de l'hôtel Trump à Washington, qu'ils prétendaient avoir mise en place pour assurer des communications sécurisées. Certains employés de la Maison Blanche et partisans de la campagne Trump ont qualifié cette salle de “salle d'aluminium”, selon une personne qui a visité la suite. Cette description a été confirmé par une autre source à qui la pièce a été décrite. “John [Maguire] était certain que l’‘État profond’ allait mettre le président à la porte en l'espace d'un an”, a déclaré une personne qui en a discuté avec Maguire. “Ces gars ont dit qu'ils protégeaient le président.”


» Maguire et d'autres à Amyntor se sont vantés d'avoir déjà envoyé des rapports de renseignement à Pompeo. Certaines des personnes impliquées dans les propositions ont secrètement rencontré les principaux donateurs de Trump, leur demandant d'aider à financer les opérations avant la signature de tout contrat officiel. »

Il est bien difficile de tirer une conclusion générale de cette affaire, qui doit tout de même être signalée avec cette insistance du fait que The Intercept est un site (dirigé par Greenwald) qui a fait ses preuves ; du fait que Scahill est un journaliste d’investigation réputé ; du fait, enfin, que Scahill justement est nettement à gauche et adversaire de Trump (sans être partisan des démocrate, puisque tout de même antiSystème) alors que ce qu’il décrit part d’une situation où Trump est présenté plutôt comme victime de la vindicte illégale du DeepState, où la bureaucratie de la CIA est présentée de facto comme une force autonome échappant au contrôle du pouvoir civil, y compris de son directeur Mike Pompeo (lequel, à cette occasion, se classe plutôt dans le camp de Trump que dans celui de la CIA anti-Trump comme on tend à faire en général)... On en restera donc à des conclusions temporaires, d’ailleurs fort hypothétiques par rapport aux faits, mais très significatives quant à la situation générale.

En fait de “conclusions temporaires”, il s’agit de la description de l’avancement et de l’élargissement du désordre, justement dans ce sens déjà signalé de l’intervention massive du secteur privé dans les affaires de sécurité nationale. Il faut signaler que des hypothèses ont déjà été émises sur la proximité de Trump et de Prince, avec sa société Backwater/Academi, notamment lorsqu’il fut affirmé, durant la campagne USA-2016, que Trump faisait appel à cette société plutôt qu’aux services officiels pour sa sécurité et celle de sa famille. La suspicion régnait déjà, bien évidemment, entre Trump et le DeepState. Cette sorte de désordre conduit effectivement à des hypothèses extraordinaires comme celle de créer une “CIA personnelle” parallèle à la CIA officielle, et qui serait nécessairement conduite à s’opposer à elle.


Encore une fois, le parallèle avec le Watergate, et l’équipe des “plombiers” de Nixon, aussi bien que la méfiance complète de la CIA et du département d’État dans le chef de Kissinger, avaient montré que l’administration Nixon présentait le cas d’une administration autant en lutte contre sa bureaucratie que contre des ennemis extérieurs. (On retrouvera dans ce texte du 28 novembre 2008 les confidences de Michel Jobert sur la façon dont Kissinger correspondait avec lui, hors de tous les canaux officiels.) Il y a eu d’autres cas parce que, depuis la fin de la Deuxième Guerre mondiale, tous les pouvoirs civils sont en lutte contre la bureaucratie (voir ce que Rumsfeld nous disait le 10 septembre 2001, la veille du 11...). Mais aucun cas, aucune de ces manœuvres secrètes, de ces hypothèses du passé, n’égale en puissance, en essentialité, en volume et en défi principiel, l’énorme bataille et le fantastique désordre aujourd’hui en cours à “D.C.-la-folle”. Cela fait ainsi que, benoîtement, on est conduit à dire que “Une CIA privée pour doubler la CIA ?”, cela n’a rien d’extravagant...

Source : http://www.dedefensa.org/

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