Engie compte l’emporter au paradis


Épinglé par la Commission européenne, le groupe a créé 26 filiales au Luxembourg et y multiplie les montages alambiqués.

Ça alors, un groupe français dont l’État possède 33 % du capital aurait des pratiques fiscales aussi condamnables qu’Apple ou Google ? Il y a dix jours, la Commission européenne a annoncé avoir ouvert une enquête approfondie sur le traitement fiscal accordé par le Luxembourg à Engie. Plusieurs filiales de l’ex-GDF Suez n’auraient pas payé d’impôts en bénéficiant d’une « décision fiscale anticipative », c’est-à-dire d’un ruling – l’objet du scandale LuxLeaks.

Et que croyez-vous qu’il arriva suite à cette information ? Rien. Pas de cris outragés de politiques, aucun débat sur la stratégie fiscale des groupes étatiques. Comme si le discours des pouvoirs publics contre l’évasion fiscale des multinationales américaines avait tellement formaté les esprits qu’il semblait inconcevable qu’une société française comptant plusieurs représentants de l’État à son conseil d’administration puisse agir de même.

Les détails des montages épinglés par Bruxelles, que nous avons reconstitués, montrent une créativité certaine

Et pourtant, dans cette affaire, Engie n’est pas accusée par hasard. Quatre filiales sont concernées par l’enquête de la Commission : GDF Suez LNG (Luxembourg), GDF Suez LNG Supply, Electrabel Invest Luxembourg et GDF Suez Treasury Management. Mais les détails des montages épinglés par Bruxelles, tels que nous les avons reconstitués, montrent une créativité certaine. Et on peut parier que la multinationale de l’énergie ne s’est pas arrêtée là. Les Jours sont en effet en mesure de révéler qu’Engie dispose d’au moins 26 filiales au Luxembourg, dont l’objectif principal est d’y faire transiter les énormes masses financières brassées par le groupe et, notamment, de diminuer sa charge fiscale. Certaines d’entre elles sont des sociétés ayant une réelle activité opérationnelle (mais hors du Luxembourg), d’autres de simples holdings sans salariés. Cette présence luxembourgeoise était jusqu’ici bien cachée : dans son document de référence, Engie ne mentionne pas l’existence de toutes les sociétés grand-ducales qu’elle possède, se contentant de publier une liste de ses "principales filiales".

Face à l’enquête de Bruxelles, Engie fait – pour l’instant – profil bas. Le groupe dit s’engager à "coopérer pleinement avec la Commission" et ajoute que l’ouverture de la procédure "ne préjuge en rien de la décision finale". L’entreprise semble en fait beaucoup plus gênée quand on la questionne sur l’activité de ses nombreuses filiales luxembourgeoises. "Nous sommes présents depuis 1933 au Luxembourg et nous y employons 300 personnes", nous a juste déclaré un porte-parole, en donnant comme exemple d’activité des "centrales électriques" et des "services énergétiques" rattachés à sa zone d’activité Benelux (sachant que Suez, via sa filiale historique Electrabel, l’« EDF belge », est très présente dans la région). Ce n’est qu’en insistant que nous a été lâché – à grands traits – l’objet économique des filiales mises en cause : pour GDF Suez LNG (Luxembourg) et GDF Suez LNG Supply, c’est de "la gestion de contrats de gaz naturel liquéfié" ; pour Electrabel Invest Luxembourg et GDF Suez Treasury Management, de "la trésorerie". Bref, rien à voir avec de la production d’électricité pour les Luxembourgeois.


C’est la commissaire européenne à la Concurrence, Margrethe Vestager, qui a ouvert l’enquête visant les aides fiscales du Luxembourg à Engie — Photo Union européenne.
De fait, ces quatre sociétés remplissent avant tout des fonctions tournées vers l’international et, à une exception près, existent depuis moins de dix ans. GDF Suez LNG Supply et GDF Suez LNG (Luxembourg) ont été créées en 2009 afin de localiser à Luxembourg des équipes de trading international de gaz liquéfié. La première des deux filiales possède ainsi des méthaniers géants, comme le GDF Suez Cape Ann ou le GDF Suez Point Fortin, et dispose de la propriété des contrats de fourniture auprès des producteurs de gaz. En quelques années, son chiffre d’affaires a explosé : de zéro en 2009, il est passé à 3,5 milliards de dollars (3,1 milliards d’euros) en 2012. Quant à GDF Suez Treasury Management (rebaptisé Engie Treasury Management), elle n’existe que depuis 2011 et centralise la trésorerie européenne de tout le groupe : une fonction appelée « cash pooling » en bon jargon financier. Enfin, Electrabel Invest, créée en 1953 sous le nom de « Société de participations et d’études d’installations hydro-électriques », a surtout une activité de holding, c’est-à-dire qu’elle a vocation à détenir les participations des sociétés industrielles du groupe. Ses derniers comptes publiés – en 2008 – indiquent qu’elle possédait 45 % d’Electrabel Italia, une société exploitant plusieurs centrales en Italie.
Les transactions financières peuvent être imposées de différentes manières, mais une même entreprise ne peut pas gagner sur les deux tableaux pour une seule et même transaction.
Margrethe Vestager, commissaire européenne à la Concurrence
Les quatre sociétés luxembourgeoises sont soupçonnées par les services de la commissaire européenne à la Concurrence, la Danoise Margrethe Vestager, d’avoir obtenu du fisc un traitement de faveur à propos de deux opérations intra-groupe, c’est-à-dire d’opérations n’ayant aucune réalité économique autre que celle d’obtenir une exonération fiscale. En 2009, la filiale d’Engie GDF Suez LNG (Luxembourg) a ainsi octroyé à une autre filiale d’Engie, GDF Suez LNG Supply, un drôle de prêt : un prêt sans rémunération monétaire mais remboursable uniquement en actions. En 2011, Electrabel Invest Luxembourg a fait de même avec GDF Suez Treasury Management. La Commission décrit ainsi ces opérations : des emprunts convertibles en actions pour lesquels le prêteur ne perçoit aucun intérêt. Ils sont en fait assimilables à une prise de participation classique. Tout se passe comme si GDF Suez LNG (Luxembourg) avait prévu de devenir actionnaire à terme de GDF Suez LNG Supply en participant à une augmentation de capital.


Et c’est là toute l’astuce de ce type d’opérations dans lesquelles on utilise un instrument dit « hybride ». D’un point de vue fiscal, il peut à la fois être considéré comme un prêt et comme une prise de participation. Et quand on est propriétaire des deux sociétés, on gagne sur les deux tableaux. Imaginez que vous vous prêtez de l’argent à vous-même et que vous puissiez déduire de vos impôts les intérêts d’emprunt sans être taxé du tout par ailleurs. Et bien, c’est ce qu’a cherché à obtenir Engie. Le groupe est allé voir l’administration des contributions directes du Luxembourg – où sévissait alors le mystérieux agent des impôts Marius Kohl dans l’affaire LuxLeaks (lire l’épisode 6, « LuxLeaks : le fisc était à la botte de PwC ») – et a obtenu un ruling, c’est-à-dire l’assurance que son raisonnement serait validé par le fisc. D’où l’indignation des autorités européennes. Ce traitement fiscal entraîne de toute évidence une double non-imposition, accuse la Commission. Il constitue un avantage économique considérable dont ne peuvent pas bénéficier d’autres sociétés soumises aux mêmes règles fiscales nationales qui peut être assimilable à une aide d’État. Les transactions financières peuvent être imposées de différentes manières, en fonction de leur nature – emprunt ou prise de participation – mais une même entreprise ne peut pas gagner sur les deux tableaux pour une seule et même transaction, expliquait dans un communiqué publié la semaine dernière Margrethe Vestager.


Infographie diffusée par la Commission européenne sur le traitement fiscal accordé par le Luxembourg à Engie — Infographie Commission européenne.

À ce stade, la Commission n’est pas plus diserte que cela et ne communique sur aucun montant (notamment les possibles sommes à rembourser). "C’est parce que nous sommes au début de l’enquête", nous a déclaré une porte-parole. L’autorité européenne a été destinataire d’une liste de rulings transmise en décembre 2015 par le gouvernement du Grand-Duché, et notamment celui d’Engie, où était décrite l’opération. A priori, elle n’a pas pour l’instant cherché plus avant.

Le montant d’une des opérations épinglées par la Commission ? 646 millions de dollars

Les Jours, eux, ne sont pas arrêtés là. En nous plongeant dans les différents documents déposés par les filiales d’Engie au « registre de commerce et des sociétés » du Luxembourg, nous avons pu reconstituer une partie de ces montages complexes destinés à embrouiller n’importe quel observateur. Ainsi, nous avons pu découvrir le montant de l’opération entre GDF Suez LNG (Luxembourg) et GDF Suez LNG Supply – le « prêt » qui est uniquement remboursé en actions. Il s’élève à 646 millions de dollars (575 millions d’euros). Et nous nous sommes rendus compte que, à l’occasion, d’autres sociétés luxembourgeoises (qui ne comptent aucun salarié) étaient intervenues ou avaient été créées juste pour que cette opération soit exonérée fiscalement.

GDF Suez LNG (Luxembourg) et GDF Suez LNG Supply sont toutes deux nées le 23 juillet 2009, le même jour qu’une troisième société ayant pour nom « GDF Suez LNG Holding », qui est en fait leur maison-mère. Et qui avait alors pour actionnaire la Compagnie européenne de financement (CEF), une autre filiale luxembourgeoise d’Engie. Le 30 octobre 2009, toutes ces filiales ont servi à réaliser plusieurs opérations de concert. Attention, c’est comme au bonneteau, il faut suivre ! CEF a d’abord prêté les 646 millions de dollars à GDF Suez LNG Holding, qui les a ensuite fait passer à GDF Suez LNG (Luxembourg), et c’est cette dernière qui les a transmis à GDF Suez LNG Supply. À chaque transfert, plusieurs contrats ont été rédigés pour matérialiser ce que chaque société devait aux autres : des billets à ordre, un contrat de vente à terme et l’obligation convertible en actions qui pose problème à la Commission. Celle-ci, d’un montant de 646 millions de dollars et d’une maturité de quinze ans, prévoit qu’en 2024 GDF Suez LNG Supply émette de nouvelles actions qui devraient avoir pour propriétaire GDF Suez LNG (Luxembourg). Mais ces titres, selon les termes du contrat de vente à terme, seront immédiatement cédés à GDF Suez LNG Holding, qui restera ainsi le seul actionnaire de GDF Suez LNG Supply.

Les filiales luxembourgeoises d’Engie sont toutes (…)

Les filiales luxembourgeoises d’Engie sont toutes localisées à une même adresse : au 65 avenue de la Gare, à Luxembourg. Dans ce quartier populaire, Engie occupe discrètement deux étages d’un petit immeuble récent — Photo Nicolas Cori/Les Jours.

J’espère que vous avez suivi. Et sinon, dites-vous que ce n’est pas grave. Tout cela est fait pour embrouiller le non-professionnel qui s’aventurerait dans les comptes de la multinationale. L’idée à retenir, c’est que toutes ces bidouilles n’ont évidemment qu’un intérêt : économiser des impôts, même si, à ce stade, il est difficile d’en estimer le montant. Seule certitude : on est très en-deçà des 13 milliards d’euros du dossier Apple.

Rien ne dit qu’un jour le dossier Engie ne devienne pas aussi important que celui d’Apple

Mais rien ne dit qu’un jour le dossier Engie ne devienne pas aussi important que celui de la firme à la pomme. Sans chercher (puisque les rulings lui ont été transmis par le gouvernement luxembourgeois), la Commission a déjà trouvé deux opérations litigieuses impliquant quatre filiales luxembourgeoise. Si elle enquêtait vraiment sur la vingtaine de filiales grand-ducales de la multinationale que nous avons découvertes, que trouverait-elle ?

Un conseil : il lui suffirait d’aller investiguer au « siège » offshore d’Engie, au 65 avenue de la Gare, à Luxembourg. À 200 mètres à peine de la gare, dans un quartier populaire, le groupe français y occupe discrètement deux étages d’un petit immeuble récent. Rien sur le bâtiment n’indique sa présence. L’entrée est située entre une boutique Camaïeu et un magasin de chaussures, et ce n’est qu’une fois dans le hall qu’on découvre des boîtes aux lettres et un grand panneau éclairé mentionnant la liste des sociétés domiciliées à cette adresse. Soit donc les quatre filiales qui intéressent la Commission européenne et une vingtaine d’autres noms.

Au pied de l’immeuble discret (…)

Au pied de l’immeuble qui abrite les filiales d’Engie au Luxembourg, les noms des diverses sociétés sont inscrits sur les boîtes aux lettres et sur le panneau lumineux dans le hall — Photo Nicolas Cori/Les Jours.

Le plus troublant, c’est que, à la lecture de leurs bilans financiers, la plupart de ces « sociétés » présentent les mêmes caractéristiques que celles faisant l’objet de l’enquête, à savoir des holdings sans salariés et dont l’unique rôle semble être de détenir des participations ou d’octroyer des prêts à d’autres filiales d’Engie situées un peu partout dans le monde. Par exemple, Belgelec Finance – zéro employé – détient comme seul actif des créances, notamment 150 millions d’euros prêtés à Elyo France (une activité de conseil en efficacité énergétique) et 17 millions prêtés à Cofely AS (une société de services en efficacité énergétique située en Tchéquie). Levanto Structured Energy Luxembourg – zéro employé – possède 100 % du capital de quatre sociétés allemandes opérant des champs d’éoliennes, la plus importante étant Engie Windpark Porfolio 1 Gmbh, évaluée à 3,4 millions d’euros. Generation Holding Luxembourg ne semble avoir d’autre objet que d’être la maison-mère de Generco, Generco II, Generco III et Generco IV, des entités créées pour un projet de 2015 prévoyant le rachat d’une société colombienne. Dernier exemple, Storengy International est une filiale créée en 2012 par Storengy, une société française de stockage de gaz. Elle compte un salarié et 88 millions d’euros d’actifs, qui se révèlent être des participations dans Storengy UK, Storengy Deutschland Infrastructures et GDF Suez Beijing Underground, sociétés qui exploitent des sites souterrains de stockage, respectivement en Grande-Bretagne, en Allemagne et en Chine.

    Le choix d’une société de droit luxembourgeois (…) répond (…) à un schéma d’optimisation fiscale retenu par le groupe pour la remontée des dividendes notamment.
    La direction de GDF Suez devant son comité d’entreprise il y a quatre ans

On ne peut naturellement pas déterminer si ces montages sont illégaux ou non aux yeux de la Commission aujourd’hui. Mais on peut sans aucun doute affirmer que leur localisation au Grand-Duché n’a pas grand-chose à voir avec la fourniture de services énergétiques aux Luxembourgeois. D’ailleurs, en interne, Engie le reconnaît. Il y a quatre ans, la direction du groupe français justifiait ainsi devant son comité d’entreprise la création de Storengy International : ce "choix d’une société de droit luxembourgeois (…) répond (…) à un schéma d’optimisation fiscale retenu par le groupe pour la remontée des dividendes notamment". Interpellée par la CGT, qui s’était émue de cette "délocalisation fiscale", Engie avait ensuite revu son argument, ne parlant plus que d’"optimisation administrative et financière de ses activités" et assurant que le Luxembourg avait été choisi parce qu’il "présente une stabilité de l’environnement économique favorable pour ce type de structure". Notons que « stabilité » est le mot fétiche utilisé par les Luxembourgeois pour faire la promotion des avantages fiscaux de leur pays. Mais il serait assez surprenant que cette défense-là suffise à convaincre les enquêteurs de la Commission européenne.

Source : https://lesjours.fr

Commentaires

  1. Anonyme22.11.16

    pourquoi comme au clown Cahuzac,ne pas mettre en justice ces bandits, ??ENGIE et complices politiques !

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