Dans le delta du Niger, Shell pollue allègrement, engrange des profits mirobolants, puis laisse dépérir les habitants


L’écrivain nigérian Ken Saro-Wiwa est-il mort pour rien ? Il y a vingt ans exactement, l’écrivain engagé était exécuté par pendaison, au terme d’un procès inique. Aux yeux de la junte militaire de l’époque, il était coupable de dénoncer les graves atteintes à l’environnement et aux droits humains causés par l’exploitation pétrolière. Vingt ans plus tard, la situation est tout aussi désastreuse.

Quadrillé d’oléoducs et de forages pétroliers, le delta du Niger est dans un piteux état. L’eau, les sols, l’air sont sévèrement pollués. L’espérance de vie n’y dépasse pas 40 ans. La multinationale Shell, très présente, est l’une des principales responsables de cette situation. Ce qui lui vaut une nomination au prix Pinocchio, qui pointe les mauvaises pratiques des multinationales.

« Nous sommes dans l’enfer de la pauvreté. La croissance des plantes et des animaux est stoppée. Les poissons sont morts. » Ce témoignage, recueilli en avril 2008 par l’ONG Amnesty international résume le cauchemar quotidien des habitants du delta du Niger, première région productrice de pétrole en Afrique. Dans cette vaste zone humide, qui abritait autrefois une biodiversité fabuleuse, vivent plus de 30 millions de personnes, sommées de cohabiter avec les oléoducs, puits et autres installations pétrolières qui façonnent désormais la région. « Les déversements pétroliers ont un impact dévastateur sur les champs, les forêts et la pêche, dont les habitants du delta du Niger dépendent pour se nourrir et pour vivre. Toute personne qui se rend sur ces sites peut voir et sentir par elle-même à quel point la pollution imbibe ces terres », rapporte Mark Dummett, spécialiste de la responsabilité des entreprises en matière de droits humains à Amnesty International.

75% de la population n’a pas accès à l’eau potable

Il y a quatre ans, en août 2011, une étude scientifique réalisée sous l’égide du programme des Nations unies pour l’environnement (PNUE) dans l’Ogoniland, un territoire du delta du Niger, avait souligné que la pollution y était telle que sa restauration environnementale nécessiterait le nettoyage de pétrole le plus vaste et le plus long jamais réalisé dans le monde, pendant au moins 30 ans. Aux graves problèmes sanitaires causés par la contamination massive des sols et de l’eau du delta, s’ajoutent les conflits et la violence généralisée suscités par la présence de l’industrie pétrolière. L’espérance de vie des habitants plafonne à 40 ans ! Expropriées de leurs terres par les gouvernements nigérians, les populations locales n’ont jamais pu bénéficier des retombées économiques gigantesques de la manne pétrolière. 75 % de la population n’a même pas accès à l’eau potable.

Tandis que des millions de Nigérians survivent ainsi dans la misère, Shell – la plus grande compagnie pétrolière internationale présente sur place – engrange les profits : 13 milliards d’euros de bénéfice net en 2014. Au Nigeria, l’entreprise anglo-néerlandaise gère environ 50 champs de pétrole et 5 000 kilomètres d’oléoducs, pour la plupart vieillissants et mal entretenus. Selon les chiffres du géant pétrolier, plus de 1500 fuites d’hydrocarbures ont eu lieu depuis 2007. Mais les chiffres réels sont sans doute bien plus élevés.

C’est pour avoir dénoncé ce scandale que l’écrivain Ken Saro-Wiwa a été pendu, avec huit autres militants, le 10 novembre 1995, sur ordre du régime militaire de l’époque [1]. Originaire de la minorité Ogoni, très affectée par l’exploitation pétrolière, Ken Saro-Wiwa dénonçait les pollutions, terribles, qui régnaient dans le delta du Niger. Il protestait aussi contre les spoliations dont étaient victimes les populations locales, réclamant des réparations au gouvernement, mais aussi aux compagnies pétrolières, Shell en particulier, qu’il accusait d’être co-responsable du dépérissement de son peuple. Leader du mouvement pour la survie du peuple Ogoni (Mosop), il finit même par obtenir le départ de Shell et des autres multinationales pétrolières de l’Ogoniland.

Shell refuse de dépolluer le delta

20 ans plus tard, cependant, la situation sociale et environnementale n’a pas évolué. La pollution continue de sévir et Shell refuse de payer quoi que ce soit. Le 3 novembre dernier, un rapport publié par Amnesty International et le Centre pour l’environnement, les droits humains et le développement (CEHRD) souligne que le géant pétrolier n’a nettoyé aucune des zones lourdement polluées du delta du Niger, contrairement à ce qu’affirme sa direction. « Shell n’ayant pas correctement nettoyé la pollution engendrée par ses oléoducs et ses puits, des milliers d’hommes, de femmes et d’enfants sont exposés à la contamination des terres, de l’eau et de l’air, parfois pendant des années voire des décennies », dénonce Mark Dummett.

Shell continue de recourir au « torchage » du gaz partout dans le pays, malgré les nombreuses lois adoptées au Nigeria pour interdire la pratique. Le « torchage », qui consiste à brûler le gaz qui s’échappe des puits de pétrole est à la fois un gâchis et une source sévère de pollution de l’air, de pollution sonore et de gaz à effet de serre (lire aussi cet article). Le rapport d’Amnesty international et du CEHRD dénonce aussi l’incapacité du gouvernement du Nigeria à réglementer l’industrie pétrolière : « Son garde-fou, l’Agence nationale pour la détection et la réaction aux déversements accidentels de pétrole (Nosdra), manque de ressources et continue de délivrer des certificats de dépollution pour des zones qui sont visiblement polluées par du pétrole brut ». Les collusions entre pouvoir nigérian et industrie pétrolière étaient déjà dénoncées par Ken Saro-Wiwa et ses alliés.

Des dédommagements sans rapport avec les dégâts causés

Suite au meurtres des militants écologistes en 1995, plusieurs procédures judiciaires ont été intentées aux États-Unis contre Shell, pour son implication dans les violations des droits humains au Nigeria. En 2009, l’entreprise conclut un accord à l’amiable avec des militants Ogoni, acceptant de payer plus de 15 millions de dollars (13,4 millions d’euros) de compensation [2]. Une autre tentative d’obtenir justice fut brisée nette par un jugement de la Cour suprême des États-Unis en 2013, suite à un intense lobbying de Shell, des lobbies économiques et même du gouvernement britannique. La Cour suprême a déclaré que la Justice américaine n’était pas compétente pour statuer sur des délits commis hors du territoire américain [3].

Une procédure contre Shell est également en cours aux Pays-Bas, et une autre poursuite judiciaire au Royaume-Uni a débouché sur l’octroi d’une compensation de 55 millions de livres (76 millions d’euros) à des paysans et des pêcheurs de la région de Bodo, dans l’Ogoniland, dont les moyens de subsistance avaient été détruits par deux fuites de pétrole.

Les réparations concédées par Shell paraissent ridicules au regard de ce qui serait nécessaire de débourser pour rendre la région à nouveau vivable. En 2011, les Nations unies avaient estimé qu’il faudrait au moins 700 millions d’euros pour commencer à dépolluer l’Ogoniland. Et sans doute 10 fois plus pour dépolluer la région du delta du Niger dans son ensemble. L’impunité dont continue à bénéficier Shell face aux drames quotidiens que vivent les populations nigérianes à cause de l’extraction pétrolière vaut à la multinationale une nomination au Prix Pinocchio du climat. Les votes sont ouverts jusqu’au 2 décembre.

Nolwenn Weiler


 Les Prix Pinocchio du climat sont organisés par les Amis de la terre France, les Amis de la terre Europe, l’ONG Peuples solidaires, Corporate Europe Observatory et le programme Une seule planète du Centre de recherche et d’informations pour le développement (CRID). Basta ! et l’Observatoire des multinationales en sont partenaires médias, avec Radio Mundo Real, la radio des Amis de la terre monde. La cérémonie et l’annonce des résultats auront lieu le 3 décembre.

Notes
[1Pour en savoir plus sur ce militant politique écologiste, lire ce portrait publié par RFI.
[2Concernant cet accord entre Shell et les Ogoni, consulter cet article du Guardian.
[3Certains documents relatifs à ces deux marathons judiciaires sont accessibles ici.


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